Les sans-abris : rites, codes et pratiques
Pour les "sans domicile fixe" (SDF), la rue n’est pas qu’un lieu de relégation. Ils y interagissent, ils s’associent et s’organisent dans un but essentiel, survivre. Ces actes constituent un code social que nous allons décrire.

Un code social
Par un ensemble de signes, d’expressions et de pratiques, les SDF marquent leur appartenance à leur communauté et s’y font accepter. En effet, l’expérience du sans-abrisme ne se vit pas qu’au singulier mais elle s’organise selon des logiques collectives, dans le partage de règles, de valeurs qui favorisent « une socialisation marginalisée ».
Survivre
Ne l’oublions pas. La vie dans la rue est rude et pour s’en sortir, des apprentissages s’avèrent indispensables : comment faire la manche, où dormir et quelles sont les conditions d’accès aux services sociaux, etc. Autant de questions basiques qui trouveront réponses grâce à la sociabilité de groupe.
Les SDF se croisent dans la rue, dans diverses institutions, et ils finissent par se connaître et constituer des alliances qui les rendront plus aptes à surmonter les épreuves. Ces liens peuvent déboucher sur de véritables amitiés ou, à terme, créer de l’animosité car les ressources sont limitées, ce qui entraîne de la concurrence et même des agressions.
Les lieux et les comportements
La réponse aux deux impératifs que sont se nourrir et dormir dans une relative sécurité suppose la détermination de zones où s’offrent de réelles opportunités. Les sorties de lieux de culte, les places publiques, les rues passantes voire les ponts sont des endroits de choix pour « mendigoter ».
Les mots sont choisis : à votre bon cœur ; les montants sont parfois définis : auriez-vous 50 centimes ? ou laissés au choix une petite pièce, SVP ; le propos reflète la situation du quémandeur …je n’ai plus mangé depuis 2 jours, paroles qui ont d’autant plus d’impact qu’elles sont prononcées devant un snack, une boulangerie…
Le ton fait appel à la commisération et, même sans réponse des personnes sollicitées, les propos restent courtois puisque l’on peut se recroiser. L’agressivité n’est pas coutume car elle n’est pas productive.
L’attitude, le comportement, les gestes sont empreints de déférence. Le regard sera fuyant ou pitoyable. Assis sur un carton, la couverture sur le dos rappellera le grand froid.
Echapper aux intempéries et/ou dormir demandera de trouver un abri proche des endroits où l’on fait la manche. Se déplacer trop loin demande des moyens qui se déduiront de ce qu’il faut consacrer aux besoins primaires.
Les offres des services sociaux en abris de nuit, en nourriture…, sont opportunes mais insuffisantes. Et puis, agression et vol n’y sont pas rares, ce qui pousse certains SDF, aussi par souci d’indépendance, à la débrouille. Un porche, l’entrée d’une banque, un parking feront l’affaire. Parfois, la solution est plus élaborée : un immeuble squatté ou un lieu où l’on construit sa relative intimité : une tente dans un bosquet, un abri fabriqué de cartons et de tôles sous un pont, etc.
Les moments suprêmes seront ceux où la manche a rapporté suffisamment pour s’offrir un lit et prendre une douche à prix démocratique (ex : auberge de jeunesse) voire ceux où le SDF sera accueilli par une bonne âme ou un ami.
La valorisation
Nouveaux, anciens, dans la zone, les SDF se connaissent vite et ils ne manquent pas d’être affublés d’un surnom. Comme tout un chacun, ils sont en quête de reconnaissance. D’abord du public dans leur humanité ; ensuite de leurs pairs dans leur honneur et leur dignité.
Être « grand », c’est être débrouillard et sauver la face. Plutôt que de s’exposer à la mendicité, l’on trouvera d’autres combines pour acquérir des ressources, pour conserver un minimum d’hygiène et de bonne apparence. Et les services sociaux, on les évitera tant que faire se peut.
La notoriété se fait à la vitesse des ragots. Elle dépend des (bonnes) histoires que l’on suscite, des (in)capacités à satisfaire ses besoins, à gérer les conflits et à répondre aux règles informelles de la rue. Le « toxico », « l’alcoolo », bref le « dépendant » sera dévalorisé et il attirera la méfiance.
Dans tous les cas, il faut être fort et, dans un monde majoritairement masculin, il faut être viril (Besozzi). Cela se traduit par une manière de se tenir, par l’emploi de l’argot et une capacité à faire le coup de poing sans pour autant s’en prendre aux plus faibles (ex : personnes âgées). Autrement dit, la virilité et la violence créent une hiérarchisation entre les forts et les faibles, les dominants et les dominés.
La solidarité pour survivre
Partager ce que l’on a aujourd’hui pour recevoir demain, s’entraider et échanger ses « bons plans ». Ces gestes de solidarité se font dans le cadre d’alliances, de groupes que l’on constitue d’autant plus facilement que sa notoriété est positive.
La règle est la réciprocité et les « gratteurs » finissent par être exclus, ce qui ne manque pas de provoquer aussi des conflits comme le fait de ne pas rembourser ses dettes, de dénigrer les autres ou d’être une « balance ».
Le groupe, parfois réduit à un binôme, permet aussi de se protéger mutuellement des innombrables dangers de la rue.
Conclusions
L’image du SDF, vivant seul, passant sa journée exclusivement à mendier est déformée. Survivre dans la rue, demande de l’organisation, la prise d’initiatives et des associations, fussent-elles temporaires.
Il s’agit de rapidement acquérir des savoir-faire, d’adopter les bonnes postures et de tenir les discours attendus pour surmonter les épreuves aussi déterminées par les saisons et les contraintes institutionnelles (ex : règlement de certaines villes).
Si la situation constitue une dévalorisation sociale, aux yeux de ses pairs, le SDF peut disposer d’une grande notoriété. Il peut aussi être apprécié du public quand il conserve sa dignité.
Claude BOTTAMEDI
Chef de corps d’une zone de police er
Lire aussi :
Les personnes sans-abri dans l’espace public
Quelle aide pour les personnes sans-abri ?
Pour en savoir plus :
Besozzi Thibaut, Immersion dans le monde des sans-abri, ses codes et sa morale
https://theconversation.com/immersion-dans-le-monde-des-sans-abri-ses-codes-et-sa-morale-174268
Pascale Pichon, Vivre dans la rue. Sociologie des sans domicile fixe, Paris, Aux lieux d’être, 2007
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